L’avis de grand frais annoncé l’après-midi est devenu réalité en ce 22 février. Un vent de près de 60 km/h lève des vagues de 5 mètres sur l’océan. Dans ces conditions, les bateaux sont au port. Il est peu probable que la nuit soit interrompue par une alerte en mer. Pourtant, à 4 h 42, le CROSS (centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage) Étel engage les bénévoles endormis de la station de sauvetage de l’île de Ré pour porter secours à un pêcheur, dans la baie de l’Aiguillon.
Pour nous, Sauveteurs en Mer, c’est au moment où l’on s’y attend le moins qu’il faut dare-dare réveiller tous nos sens. Vu les conditions météo, il va falloir être bien dans les clous pour sauver un homme sans rien abîmer, à commencer par nous. Ne pas râler, ne pas juger, ne pas s’offusquer qu’un marin ait pu défier les éléments. Alors que tout le monde est au lit, ce jeune homme plein d’ardeur est parti au boulot.
En silence, chacun s’installe à son poste
4 h 42, c’est pas sympa comme horaire pour mettre le cerveau en branle, enfiler le slip à l’endroit, éviter de se cogner les orteils dans un pied de lit en partant dans le noir en silence pour n’inquiéter personne et, le ventre vide, rejoindre le port en hâte.
Le pêcheur en détresse nous attend là-bas, en mer. Il espère que l’on va arriver et, nous, on sait qu’il ne faut pas traîner. La première indication qui nous a été transmise est : « Navire retourné dans l’anse de l’Aiguillon avec personne coincée dans la coque. » On n’aime pas, mais alors, pas du tout. Ce scénario peut déboucher sur un drame.
Treize minutes se sont écoulées depuis que la sonnerie de nos téléphones nous a tirés des rêves. Treize minutes et les quatre équipiers qui ont coché présent sur l’application d’alerte sont à bord de la SNS 458 Île de Ré I, notre vedette de sauvetage. On a les yeux dans le beurre qu’on aurait préféré sur nos tartines, surtout avec ce qui nous attend dehors. En silence, chacun s’installe à son poste, concentré. On allume tous les appareils électroniques, on prévient le CROSS de notre appareillage, on sort les combinaisons pour les deux canotiers qui ont perdu à pierre-feuille-ciseaux et qui vont devoir se mettre à l’eau. Chacun se remémore les centaines d’heures d’entraînement pour être certain de mener cette intervention à bien.
On connaît bien la baie de l’Aiguillon. On intervient souvent là-bas, dans cette Vendée maritime où le courant joue des tours aux meilleurs, où la vase emprisonne les coques lorsque l’on néglige les sondes de marée, où les centaines de pieux de bouchots à moules invisibles n’attendent que de crever les coques des navires.
Il est 4 h 55, la SNS 458 appareille. La marée descend contre le vent, ça va être le cauchemar là-bas, avec ces rafales de 65 à 80 km/h. Au bout de cinq minutes, les VHF et les GPS hurlent : la balise AIS* du marin pêcheur vient de se déclencher. Si elle émet un signal, c’est qu’elle a pris l’eau. Si elle a pris l’eau, c’est que l’homme aussi. Où qu’il soit, sur ou sous son bateau, on croise les doigts pour qu’il reste bien accroché. Dans la nuit noire, une coque est plus facile à repérer qu’un homme à la mer.
Point positif : le chemin vers la balise se trace immédiatement sur notre GPS. Nous n’avions jusqu’ici qu’une position approximative. La mer est grosse, le vent trois-quarts arrière, c’est la fête foraine. Ça plante, ça renvoie dans les bosses, ça surfe, ça vole, on ne sait plus très bien sur quel type d’engin nous avons pris place. Mais on avance dans le bon sens et vers l’espoir. Encore vingt minutes de navigation et nous serons sur zone.
Les pièges sortent de l’eau
Les yeux vissés sur le radar, l’oreille collée à la VHF pour communiquer avec le CROSS, nous progressons et entrons dans la baie. Le courant l’a déjà bien vidée, les pièges commencent à sortir leurs oreilles de l’eau. Nous actionnons tous les projecteurs de recherche pour les éviter et repérer le navire de pêche ou son patron.
Soudain, à 300 mètres environ, une forme qui ne ressemble pas à des pieux de bouchots. Nous dirigeons tous les projecteurs dans la même direction et apercevons le marin nous faisant de grands signes. Il est à califourchon sur la coque de son bateau retourné. Parvenir à se hisser sur une coque à la force de ses bras, dans une mer démontée, quel exploit !
Les vagues sont puissantes. Avant d’envoyer les nageurs à l’eau, au risque de percuter le navire, nous tentons un abordage. Si le naufragé est en forme et ne glisse pas, nous pourrons l’agripper et le hisser à notre bord par la plage avant. Notre première tentative réussit : on sent que le gaillard n’a pas envie de se remouiller le poil.
Nous informons immédiatement le CROSS que nous l’avons récupéré. Tandis que certains se chargent de transmettre la position du navire, les autres s’occupent du pêcheur, le mettent au sec et dressent un premier bilan médical.
Le retour est un véritable cauchemar
Les pompiers, qui ont été engagés en même temps que nous, sont à terre, au port du Pavé, à l’entrée de la rivière de Marans. Le CROSS nous demande de les rejoindre pour leur confier le marin pêcheur. Nous mettrons vingt-deux minutes pour atteindre le port du Pavé, à contrecourant et en évitant les pièges, de plus en plus présents dans la mer descendante.
Nous confions l’homme aux pompiers et repartons vers l’épave de son bateau pour la baliser. Nous la recherchons jusqu’à 6 h 15, sans succès, avant de devoir quitter la baie, car la marée descend et nous n’avons presque plus d’eau sous la quille. Peut-être a-t-elle coulé ? Le retour est un véritable cauchemar. Le vent est de plus en plus fort et, cette fois, nous l’avons de face. Nous avançons à 5 nœuds pour sortir de la baie. Il y a des trous partout, la mer est pleine de creux. Impossible d’accélérer sans risquer le salto. Cramponnés aux mains courantes de la cabine, nous naviguons quarante minutes dans ces conditions dantesques, enchaînant des montées fracassantes et des descentes vertigineuses.
Ce n’est pas grave. Nous savons désormais qu’une famille est heureuse de retrouver leur fils, leur frère ou leur père sain et sauf, et ça nous remplit de joie. L’année dernière, sur les quatre-vingt-six sauvetages effectués, nous sommes intervenus sept fois pour des personnes ayant chuté de leur navire. Deux d’entre elles ont perdu la vie.
Ce marin pêcheur a eu plus de chance. Son équipement l’a peut-être sauvé : sans la balise AIS qui nous a menés droit sur lui, peut-être que nous ne l’aurions pas retrouvé à temps. Son gilet de sauvetage l’a aussi porté et permis de ne pas stresser dans l’eau.
Il est 7 h 13, nous arrivons au port de Saint-Martin-de-Ré assez tôt pour partir au boulot. Nous avons aussi tenu la promesse faite à l’un des équipiers : rentrer à temps pour un rendez-vous avec sa compagne, avec qui il doit se pacser ce matin-là.
*Balise AIS : une fois activée, cette balise envoie, à intervalles réguliers, des messages AIS de détresse, avec l’heure, la position, le cap et la vitesse du naufragé, qui seront reçus et transmis par toutes les VHF ASN présentes dans la zone de l’accident.
Nos sauveteurs sont formés et entraînés pour effectuer ce type de sauvetage. Grâce à votre soutien, vous les aidez à être présents la prochaine fois !